Remerciements de la promotion
Remerciements de la promotion
Raymond devos le 8 juin 2011
En 1975, dans l’émission « Radioscopie », animée par J. Chancel, R. Devos expliquait à propos d’une photographie de lui-même parmi les singes : «Quand un chien vous regarde, c’est un regard adressé. Le regard du singe lui, est figé, dans un éternel regret de ne pas avoir franchi la marche, bloqué à jamais entre animalité et intelligence ». Mais ajoutait-il, regarder la vie et en réfléchir le sens, c’est une épreuve. La drôlerie, forme subtile de l’intelligence nous sauve par la dérision et le rêve. Il poursuivait la confidence en disant sa surprise d’être conscient d’exister, et que sa philosophie consistait à se préoccuper de lui-même dans l’objectif d’en faire quelque chose pour les autres en les amusant, en étant le bouffon qui parle de la vie à travers les travers, les évènements, les humeurs et le langage ; être soi-même et s’oublier, parce que s’oublier c’est aimer. Et pourtant, il y a contradiction permanente ; pour effectuer une bonne satire, il faut regarder le réel avec les yeux grands ouverts, et pour pouvoir survivre à ce réel, il faut tamiser la lumière. La distance de l’humour est sa façon d’adoucir une lumière trop crue, pour mieux comprendre la vie et moins souffrir.
Forme d’économie psychique le mot d’esprit serait effectivement, nous dit Freud, une « activité spirituelle » facilitant une forme de répression symbolique et souvent partagée, de l’agressivité à l’égard d’autrui. En quelque sorte, nous serions dans un compromis entre le plaisir du jeu avec les mots et le non-sens, une mise en relation dans un processus subtil et ludique de communication et d’identification.D. Sibony nous donne sa vision du monde si particulier du comique philosophe qu’était R. Devos : « Les mots s’incarnent, on observe leurs contorsions, leurs souffrances, leurs maladies. Et la situation s’inverse : les problèmes qu’ont les mots avec eux-mêmes remplacent les problèmes que l’on a avec eux, à cause d’eux. Les mots aussi ont des problèmes d’existence ». En faisant vibrer les mots de sens opposé, R. Devos nous amène à rire de l’absurde, d’une certaine douleur de vivre.
« Peur injustifiée
Quelquefois, on a des peurs stupides, des effrois injustifiés.
Récemment, je devais passer la frontière et, subitement, en voyant l’uniforme du douanier français, j’ai eu peur… j’étais comme ça, tout tremblant.
- Vous n’avez rien à déclarer ?
- Je crois que non !
- Comment, vous croyez ? Vous n’en êtes pas sûr ?
- Je ne suis jamais sûr de rien, moi.
- Enfin… Vous cachez quelque chose, oui ou non ?
- En principe… non !
- Alors !
- Alors, alors… pourquoi ai-je peur ?
- Car, si vous avez peur, c’est que vous cachez quelque chose !
- C’est bien ce que je craignais… à chaque fois c’est pareil !
-Que cachez-vous?
-Pour ne rien vous cacher… Je n’en ai pas la moindre idée.
-On va voir ça.
Il a regardé un peu partout.
-Vous n’avez rien.
-Vous avez bien cherché ?
-Je connais mon métier, non ! pour la fouille je suis imbattable.
Vous êtes imbattable, peut-être ! En attendant, moi, j’ai peur… et comme vous me dites que ça cache quelque chose… je voudrais bien savoir quoi… Vous avez excité ma curiosité.
-Bon !
Il a encore cherché sous les sièges …
-Dans les vide-poches ?
Il regarde.
-Rien ! je suis désolé.
-Ce n’est pas possible !
-Ecoutez ! J’ai fouillé partout, hein, vous êtes témoin ? Bon !
-Sauf dans le coffre !
-Non, ce serait trop facile !
-Regardez tout de même, quelquefois…
-Vous vous faites des idées.
-Pour ma tranquillité personnelle…
-Je ne suis pas là pour ça !
-Bon ! Puisque vous n’en avez pas le courage… je vais regarder moi-même.
J’ouvre le coffre… Ah, dites donc, tout était là ! Les chocolats, les cigarettes, l’alcool, tout ! Je le referme et je pousse un ouf de soulagement.
Le douanier me dit :
-Alors cette peur ?
Je lui dis :
-Dissipée. Injustifiée !
Moralité : quand on passe une frontière, la première chose qu’il faut cacher, c’est sa peur ! »
Raymond Devos, Les sketches inédits,
Livre de Poche, 2010, p.90.
« Jeux avec les mots », vous avez dit « jeux avec les mots » ou « je avec les maux » ? Pour un Master de philosophie appliquée à la santé, cela s’imposait !
Monsieur Folscheid, nous avons respectueusement souri, à vos suggestions critiques, à votre persévérance parfois agacée, pour obtenir de nous le renoncement aux idées préfabriquées, aux paresses intellectuelles, aux fausses « vérités ». Votre ironie très socratique nous a préparés à désirer un autre savoir. Notre coffre de voiture était encore très chargé de certitudes et de préjugés bien cachés.
Monsieur Fiat, nous avons beaucoup ri de vos transformations subites et subtiles, vous accompagnant gaiement sur le chemin de l’étonnement philosophique, en quelque sorte une flânerie enjouée. Très complémentaire de l’ironie socratique déjà citée, vous avez été le maïeuticien de nos esprits, avec cette apparente fragilité de l’amoureux de Peyné. Ce fût plus compliqué pour la séduction par la pensée Kantienne, dont la rigidité morale a mis nos fou-rires, notre vitalité, à l’épreuve. Vous vous souvenez ? « Kant, il est gonflé ! »… ! Notre coffre est plein de ces plaisirs difficiles à délaisser, vous savez, le vin, le tabac, la rêverie et l’émotion, la passion, le sexe, sans doute… non, je blague…
Monsieur Smajda, nous avons ri jaune lorsque notre indiscipline vous eût obligé à une sévère reprise en main, pour la réalisation de nos travaux d’écriture, approche de la Forme dont les définitions nous disent qu’elle « désigne aussi bien le moule que la forme de l’objet obtenu » Vous nous avez guidés vers la découverte de la modernité d’H.Jonas, constatant, parfois désolé, que nous l’aurions aimée encore plus moderne, pragmatiquement plus engagée, et moins tournée vers un certain autoritarisme d’état ! Notre coffre est déjà bien chargé de soucis écologiques et humanitaires…
Ces deux années ont été jubilatoires, en dépit des quelques épisodes douloureux d’épreuves écrites et orales. Sans doute cette appellation, promotion R. Devos, était-elle provocatrice, mais elle fût aussi, prémonitoire ! Malgré tous nos efforts, nous sommes restés une formation habitée par le rire et les mots d’esprit, comme un rempart pudique à ce bouleversement de la pensée, qui se déroulait lentement, et de manière très intime, en chacun de nous.
Merci de nous avoir acceptés ainsi, et enseignés. Merci d’avoir été pour nous, dans ce passage frontalier, non pas des douaniers, mais des passeurs au sens le plus noble du terme, en nous transmettant ce goût de la réflexion sagace et critique, et de l’étonnement. Merci de nous avoir fait boire les eaux du Léthé, nous permettant de quitter les enfers d’une demeure antérieure écartelée entre le temps raccourci, la protocolisation outrancière et la productivité, pour nous aider à retrouver notre unité, dans une visée éthique du soin porté à autrui.
M. Folscheid, M. Fiat, M. Smadja, on vous kiffe grave!